Faire s'exprimer les visiteurs du Musée des Arts et Métiers

« Le spectateur établit le contact de l’œuvre avec le monde extérieur en déchiffrant et en interprétant ses qualifications profondes et par là ajoute sa propre contribution au processus créatif. »

Marcel Duchamp

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Pourquoi faire s’exprimer les visiteurs ?

Qu’est ce que cette image représente ? Normalement, vous voyez une bouteille de Coca : une boisson pétillante sucrée, des pères-Noël, des oursons ou des gens beaucoup trop heureux, en fonction de votre âge. Ouvrez du bonheur.

Et si cette bouteille tombait d’un avion dans une tribu qui vit en autarcie coupée du monde ?

Ils n’y verraient certainement pas la même chose que nous. Cet objet devient un pilon, une flûte, un cadeau des dieux. Le changement de perspective le rend magique.

On interprète et on déchiffre tous différemment les objets qui nous entourent. D’une certaine manière, les visions éloignées de l’intention originelle les définissent pourtant.

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Le contexte de la commande

La mission du Conservatoire National des Arts et Métiers est la formation, la recherche et la diffusion de la culture scientifique et technique notamment au Musée des Arts et Métiers

Le Cnam Cédric, le commanditaire, est le centre d’études et de recherche en informatique et communication du Cnam.

Mon rôle : au sein d’une équipe pluri-disciplinaire, concevoir un dispositif digital engageant les visiteurs à s’exprimer à l’aide de mots-clés.

L’objectif : permettre une nouvelle classification des œuvres en co-construction avec les visiteurs, qui permettrait d’améliorer la muséographie.

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La théorie

Musée
La culture est diffusée de manière descendante par le musée, garant de la « vérité », de la vision originelle de l’œuvre.

Vraie vie
Le public partage et génère l’information de manière participative : Wikipedia, Brut, avis des clients sur les sites d’e-commerce…

La phase de recherche préliminaire a montré un fossé entre l’acquisition de l’information dans un musée et dans la vie quotidienne. Les initiatives pour donner la parole aux visiteurs sur les œuvres sont rares et ponctuelles. Une posture muséale participative pour enrichir la vision des œuvres reste donc à inventer :

  • Recherche secondaire sur les musées et leur public : études, pige internet, livre d’or et réseaux sociaux.
  • Observations terrain : shadowing dans le musée et interviews de visiteurs.
  • Entretiens avec des professionnels en contact avec le public du musée, issus du Cnam Cédric et d’une société spécialisée dans les expériences muséales, Buzzing Light.

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Le mur de la réalité

« Ça ne m’intéresse pas »

« Mon avis n’est pas pertinent »

« Qu’a dit mon fils ? »

« Ça m’évoque un vélo »

Nous avons enquêté sur les 4 persona pertinents que nous avons isolés, à la sortie du musée. En compilant les résultats de nos interviews nous nous sommes rendus compte que les visiteurs ne ressentent pas le besoin de donner leur avis sur les objets des collections.

Pire, en demandant aux visiteurs de s’exprimer sur des images d’objets, ils ne produisent pas spontanément un contenu enrichissant celui du musée. Un vélo obtient naturellement le mot-clé “vélo”.
En revanche, lorsqu’on proposait aux visiteurs et savoir ce que les autres visiteurs avaient dit, ils étaient intéressés.

  • Formuler des hypothèses lors d’ateliers personas et parcours visiteurs. Tendre vers des personas-extrêmes pour répondre au plus de besoins possibles.
  • Valider rapidement ces hypothèses sur le terrain : shadowing & interviews in-situ.
  • Affiner les personas et leurs parcours en fonction des résultats obtenus et valider leur pertinence avec les professionnels du Cnam Cédric.
  • Faire des tests et interviews pour estimer l’envie qu’ont les visiteurs de s’exprimer sur les objets du musée, de laisser cette réaction aux autres visiteurs et de voir les réactions de ces derniers.
Sachant tout cela, comment créer une expérience de visite participative qui repense la relation musée / visiteurs ?

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Et si on commençait par être utile aux visiteurs ?

Il est difficile de satisfaire tous les types de visiteurs à tous les moments de leur visite.

Au musée des Arts est Métiers, les cartels, quand ils existent, présentent parfois juste le nom de l’objet, parfois un très long texte.

L’audioguide présente exhaustivement certains objets, mais nécessite une écoute de plusieurs minutes et coupe le visiteur de son groupe.

Enfin, l’application dédiée est conçue comme un musée virtuel qu’on utilise dans le musée réel… On doit suivre un parcours bien spécifique et toutes les descriptions des objets ne sont pas disponibles.

Ces outils de médiation semblent laisser un champ d’action pour satisfaire les visiteurs fatigués, dissipés, en groupe, ou tout simplement peu motivés à l’idée de complexifier leur visite.

La phase d’idéation a fait émerger une hypothèse : et si pour commencer, c’était le musée qui fournissait des mots-clés sur les objets ?

Permettre aux visiteurs de comprendre un objet en quelques mots s’est avéré prometteur lors des 1ers tests. De prototype en prototype, le concept d’une « médiation synthétique » s’est affiné.

  • Entretien avec une sémiologue pour explorer des solutions
  • Ateliers de co-création de type “crazy 8” pour obtenir un maximum d’amorces de solutions aux problèmes identifiés.
  • Brainstorm et affinage des solutions les plus plébiscitées par le groupe.
  • Présentation au Cnam Cédric pour mettre à  l’épreuve des professionnels les solutions envisagées.
  • Affinage ou repositionnement du concept en fonction de leurs avis.

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Le service de médiation synthétique proposé : CARTEL

Cartel c’est : un smartphone et des badges NFC (technologie sans contact) fournis aux groupes de visiteurs par le musée.

Quand un visiteur est intrigué par un objet…

…il n’y a qu’un geste à faire : passer le smartphone fourni devant le nom de l’objet, l’interface est invisible à ce niveau.

Il obtient immédiatement 4 mots clés pour re-contextualiser l’objet, et peut avoir plus de détail sur chaque mot-clé.

Les cartes NFC permettent aux autres membres du groupe de scanner des objets, tout en les rassemblant autour du smartphone.

Comme l’on montré nos tests dans le musée, une telle médiation justifie à elle seule le dispositif. Mais le visiteur ne participe pas. Pas encore…

  • Brainstorms et ateliers de type 6 to 1 pour établir un wireflow d’interface.
  • Prototypage de l’interface avec Sketch + Invision + Flinto.
  • Réalisation des visuels avec Illustrator et Photoshop.
  • Réalisation des éléments physiques d’interface (badges) avec du carton plume.

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Engager le visiteur en étant pertinent et intriguant

Pour faire participer les visiteurs, nous avons envisagé un processus d’engagement  basé sur les théories de Kiesler :
À chaque utilisation du dispositif, la curiosité du visiteur doit être piquée par une possibilité offerte, certes un peu plus engageante mais simple, accessible et répondant à un besoin identifié.

  • Niveau 0 : Pas de motivation à interagir
  • Niveau 1 : Attention (médiation synthétique, réactions des autres visiteurs, plan)
  • Niveau 2 : Micro-interaction (ajouter un favori pour retrouver sa fiche après la visite)
  • Niveau 3 : Visite ludique (un jeu de piste dans les galeries)
  • Niveau 4 : Contribution (notre objectif : obtenir leur réaction aux objets du musée)

Observer les autres réactions

Pour avoir une vision décalée des objets…
et pourquoi pas participer

Collectionner

Les objets ajoutés aux favoris sont rassemblés dans la collection. Ils pourront être consulté dans un site post visite.

Jouer dans un musée ?

C’est la grande surprise de nos tests utilisateurs. Quoi qu’imparfait dans la 1ère itération interactive, le jeu a été plébiscité par tous nos testeurs.

À partir d’un morceau de visuel, le visiteur doit retrouver un objet situé non loin dans les galeries. L’idée est de faire découvrir les collections par un autre prisme, moins dogmatique et plus ludique.

Favoriser l’imagination

Nous avons vu que demander à des visiteurs de donner un mot-clé sur un objet est un exercice difficile.

En travaillant avec une sémiologue, nous avons mis en place un exercice projectif pour leur faire imaginer l’objet dans un autre contexte et aller plus loin qu’une description physique ou fonctionnelle redondante (et potentiellement fausse), et produire un contenu émotionnel et symbolique.

  • Définition et priorisation des hypothèses à valider.
  • Mise en place du protocole avec le Cnam Cedric, le Musée et le laboratoire des Gobelins.
  • Recrutement des testeurs correspondants aux personas à partir des contacts établis pendant les interviews, avec des posts sur les pages facebook et twitter du musée, en demandant à des collègues, amis et membres de nos familles.
  • Utilisation de lunettes oculométriques et de données réelles pendant les tests pour évaluer la relation
    du visiteur à l’objet.

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Choix de conception

Une identité signifiante

Le logo Cartel montre l’objet  au centre de toute la démarche, des questionnements. Le double sens du terme Cartel mêle médiation et collaboration.

Dualité des discours

Pour signifier clairement la médiation, la description des objets par le musée a sa propre police de caractère et les dominantes sont noires, à l’inverse de quand le visiteur a la main.

Une interface initiale invisible

Que ce soit avec le smartphone fourni ou un badge, un simple geste suffit à afficher les informations sur un objet. Pas besoin de se plonger dans une interface.

Une charge de travail allégée

Peu d’éléments d’information à l’écran, les actions proposées sont découpées en séquences de petites actions.

Un guidage clair

L’écran central de l’interface présente les options à portée du visiteur d’un regard.
Pour les réactions des visiteurs, les codes de Facebook, très répandus sont identifiables par le plus grand nombre.

Une app qui s’adapte au moment de la visite

Lors d’une pause prolongée dans les canapés, elle propose un jeu pour relancer la visite.
À la fin, au niveau de la boutique, elle affiche la marche à suivre pour accéder à son espace post-visite.

Conclusion... tl;dr

Pour les visiteurs, peu enclins à s’exprimer dans un musée, le dispositif remplit une mission essentielle avec la médiation synthétique : comprendre un objet en quelques mots.

Ensuite, Cartel propose des services utiles pour capter l’attention, des micro-interactions, un jeu et des exercices projectifs pour contribuer. Ce circuit engageant garde la vocation d’enrichir la relation à l’objet sans s’imposer au visiteur.

Pour le musée, une interface permet d’agréger des données qui sont une véritable mine d’or.


Objets scannés, ajoutés aux favoris, émotions ressenties, mots laissés : tout cela peut être retranscrit sous forme de listes statistiques ou cartes de chaleur par exemple, pour mieux comprendre la relation des visiteurs avec les objets et améliorer leurs parcours et la muséographie.

La mise en place

Après présentation au directeur du musée et à son directeur de la communication, le projet, en plus de son objectif originel de recherche, remplit certains critères d’innovation et de rentabilité.

Si un éventuel déploiement complet du dispositif devra attendre la rénovation des galeries pour minimiser les coûts, des tests sont à l’étude pour un déploiement lors d’une exposition temporaire.

Quelques documents de travail